1944. L’armée allemande a perdu du terrain face aux percées alliées de Normandie et de Provence mais se renforce sur le front de l’Est. Dans la Poche de Colmar, minée par un hiver particulièrement féroce, la progression est lente et les combats d’une rare intensité. Le 11 décembre, Turckheim est pilonnée par une pluie d’obus. Le début de « 56 jours terribles » où les habitants n’ont pas d’autre choix que de se réfugier dans leurs caves. Dans l’une d’elle, au 5 rue du Conseil, deux garçons, Pierre et Gérard Wasbauer. Ils ont 10 et 12 ans. 76 ans plus tard, ils ont confié leurs souvenirs à Benoît Schlussel, Président de la société d’Histoire.
« Nous étions réfugiés dans la cave avec notre famille et des voisins, soient au total de onze personnes. Je dormais sur la réserve de pomme de terre, précise Gérard. Il faisait très froid, seul un petit fourneau à bois chauffait la grande cave et une cuisinière pour les repas »
Entre rationnement et débrouille, ce quotidien souterrain s’organise tant bien que mal. « Tout était rationné et on pouvait acheter quelques denrées avec les tickets de rationnement reçus par l’administration allemande installée à la mairie. Pas d’eau du robinet, nous puisions l’eau dans le puit. Nous avions un peu de lumière : deux soldats allemands nous avaient installés d’une ligne de fortune entre notre cave et la mairie. Une ampoule qui fonctionnait avec l’électricité volée depuis la mairie ». Pierre WABAUER précise : « le samedi, comme nous étions une famille avec 4 enfants, nous avions droit à un pain blanc jamais je n’oublierai ce moment, pareil à la dégustation d’une tranche de kougelhopf ».
Entre les bombardements et un épisode neigeux extrème, les joies simples surnagent comme elles le peuvent. « Il a commencé à neiger le 8 janvier 1945 au matin. A onze heures il y avait déjà plus de 10 cm de neige et atteindre plus de 5O cm quelques heures plus tard, suivi d’un grand froid. Il faut s’imaginer les rues en vieillie ville sans assainissement. Les eaux usées des éviers étaient rejetées dans les rigoles. Souvent la glace recouvrait la moitié de la chaussée. Plus d’école depuis début décembre. Nous nous occupions comme on pouvait. De temps en temps il y avait des accalmies et nous prenions nos luges. Le curé Armand KOHLER refugié dans la cave du presbytère (l’actuel musée) s’était réservée une petite place au fond de la cave ou il avait installé un autel pour lire la messe. Parfois il nous conviait pour le seconder comme servant de messe. Le curé avait également un petit tonneau de vin qui lui était réservé et parfois on recevait un petit verre de vin ». Mais les combats font rage dans la Poche de Colmar et la réalité s’expose sans fard aux yeux des petits Pierre et Gérard. « Fin janvier nous étions rue des Ecoles quand soudain les tirs des obus recommencèrent. Vite on se précipite à la maison et nous rentrons sain et sauf dans la cave. A peine rentré, un obus éclate dans la cour de l’Hôtel des deux Clés, endommageant frottement la salle de spectacle. Notre luge, posée contre notre remise, a volé en éclat. On avait appris à connaître le sifflement strident des obus. On essayait de deviner le diamètre de l’engin et surtout deviner à quel endroit il allait tomber. De temps en temps, on allait dans la cour de l’hôpital où la porte de la morgue était ouverte. On comptait les morts, victimes civiles et soldats allemands. Le plus dur était d’avoir vu la famille SCHLUND – les parents et les trois enfants- tués le 23 janvier dans la cave au 51 rue des Vignerons. » Les bombardements emportèrent 14 habitants et endommagent ou détruisent 139 habitations.
Du côté du front, Colmar est reprise le 2 février. Il est temps de marcher sur Turckheim. Le 4 février 1945, épaulée par un commando d’une trentaine de locaux, le 112ème régiment d’infanterie de l’armée américaine s’engouffre dans deux brèches, Porte du Brand et Place de la République, réussissant l’exploit de ne pas endommager la ville davantage qu’elle ne l’est déjà. Les soldats se rejoignent sur la Place Turenne et affrontent les tireurs embusqués de la Grand Rue. Au therme d’une guerilla âpre, l’infanterie alliée prend le dessus en fin de matinée. Les derniers combattants allemands se retirent. Le soir même, le régiment américain est relevé par le 1er de Bataillon de Choc français : Turckheim est libérée ! Pour les frères Wasbauer, l’étonnement est total : « on ne savait rien sur l’arrivée des Américains et quelle ne fut notre surprise lorsque le dimanche 4 février vers 9h, la porte de la cave s’ouvre avec fracas : les soldats américains sont en face de nous ! Ma mère s’est précipitée pour leur offrir un verre de schnaps qu’ils ont accepté sans modération. Ils ont tout de suite fouillé la cour remplie de gravats et de tuiles à la recherche des derniers Allemands. On s’empressait de sortir mais les Américains étaient partout dans la rue du Conseil avec des mitraillettes au poing. On entendait les coups de fusils puisque les combats se poursuivaient dans la Grand rue ». Les GI’s ont ramené avec eux un peu d’Amérique. Entre les jeeps, les camions Dodge et les boites de corned-beef, une friandise totalement inconnue fait vite sensation : le chewing-gum. « au début c’était comme un bonbon sucré mais après on les avalait. Les soldats nous ont appris à faire des bulles ». Aujourd’hui encore, Pierre et Gérard sont frappés par le contraste avec l’équipement de l’armée allemande alors en faction « Les soldats allemands se plaignaient car ils avaient faim, et du vieux matériel roulant ».
« Les Américains se sont installés dans la salle de la Mairie (salle de la Décapole). Le plus surprenant était le stock de jerricans installé derrière l’église : ils lavaient leurs treillis avec de l’essence. Et le va et vient des engins militaires ».
Avec difficulté, la vie reprend petit à petit son cours. De la guerre, il ne reste désormais plus que quelques stigmates. Le puits de la cour des Wasbauer, notamment, toujours endommagé, comme un symbole de cette dure vie dans les caves. Les souvenirs cependant sont toujours intacts et de ce jour, Pierre et Gérard conservent aujourd’hui un moment d’émotion encore vivace : « Vers onze heures, on a aperçu un homme avec le képi des zouaves de couleur rouge. Il portait une échelle et un drapeau sur les épaules. Il pose l’échelle sur la façade de la mairie et hisse le drapeau français en criant -vive la France !-« .
Ce zouave à l’uniforme d’avant-guerre, qui semble surgir de nul part, est Etienne Stadler. Il a caché un pavillon tricolore durant toute le conflit, attendant de pouvoir à nouveau le déployer. Son cri du coeur, le 4 février 1945, sera repris par la population, affirmant pour de bon la libération de Turckheim.
DNA du 4 février 2021.
Photos : collection personnelle Benoît Schlussel.
Remerciements aux frères Wasbauer